Qu’est-ce qui caractérise une bulle spéculative ?

Une bulle spéculative (ou bulle financière) est le plus souvent définie comme une situation dans laquelle les prix de marché sont excessivement supérieurs à la valeur intrinsèque des actifs. Autrement dit, le marché se déconnecte du réel.

Cependant, cette définition pose problème dans la mesure où la valeur intrinsèque (ou fondamentale) d’un actif fait rarement consensus. En effet, il est communément admis que la valeur d’un actif financier est égale à la somme de ses revenus futurs (en prenant soin de sous-pondérer les revenus les plus lointains). Dans le langage des économistes, on dit que la valeur d’un actif financier est la somme de ses flux futurs actualisés. Or, cette approche suppose de connaitre le montant des revenus futurs que dégagera telle ou telle entreprise. C’est là que le bât blesse : un analyste optimiste peut justifier des prix élevés par des prévisions de croissance agressives et un analyste pessimiste peut crier à la bulle financière en rétorquant que les prévisions sont exagérées ; sans boule de cristal, qui peut dire qui a raison ?

Une autre approche consiste à identifier une bulle une fois qu’elle a éclaté. Graphiquement, on peut définir une bulle spéculative comme une hausse des cours anormale, suivie, dans un laps de temps relativement court, par une baisse des cours tout aussi spectaculaire (un krach boursier) et un retour aux prix initiaux.

L’évolution du NASDAQ (l’indice boursier des entreprises américaines de la « tech ») lors de la bulle internet en est une parfaite illustration :

Cours du Nasadq 100 lors de la bulle internet
Cours du Nasadq 100 lors de la bulle internet

Entre 1998 et 2000 le prix des actions américaines a été multiplié par 4 pour revenir, environ deux ans plus tard, à leur niveau initial.

✅ Mais, pour bien comprendre comment les bulles spéculatives se forment, il faut se tourner vers les travaux de l’économiste Robert Shiller les a étudié et qui a d’ailleurs reçu le prix Nobel d’économie pour ses travaux. Pour définir une bulle financière, Shiller parle d’exubérance irrationnelle.

➡️ Ce qui est important, c’est le mot “irrationnelle” car une bulle est avant tout caractérisée par un comportement social, une sorte de mouvement de foule qui repose sur des pièges et des biais psychologiques.

Le point de départ de toutes les bulles financières

L’analyse historique des phénomènes spéculatifs met en exergue un point de départ commun à toutes les grandes bulles financières : la force narrative. À l’image des meilleures campagnes marketing, la force narrative est le récit qui permet de propager à grande échelle l’idée qui faut acheter tel ou tel actif.

Cela n’est pas surprenant. Notre cerveau est bien plus réceptif aux belles histoires qu’à la froideur rationnelle des chiffres et des statistiques.

Prenons quelques exemples : en 1928, quelques mois avant le krach boursier de 1929, John Moody, le fondateur de l’agence de notation Moody’s, disait : “Une nouvelle ère prend forme dans le monde civilisé ”. La force narrative de la bulle de 29 était précisément celle d’une nouvelle ère. Moody parlait bien sûr, à l’époque, de l’adoption de masse de l’automobile, du pétrole, de la radio et de beaucoup d’autres innovations de rupture.

Le récit de la bulle internet est quasiment identique : c’est celui d’un “nouveau monde numérique, d’une nouvelle économie où tout est digitalisé avec des gains de productivité énormes à la clé ».

Ces récits, très puissants, sont des trames de fond que chacun va se répéter pour se convaincre et convaincre les autres que leur décision d’acheter des actions est la bonne. Ils sont d’autant plus forts qu’ils reposent sur des éléments tangibles et indiscutables.


Qu’est-ce qui fait que la bulle spéculative va grossir ?

Pour que le prix d’un actif aille bien au-delà de sa valeur fondamentale et atteigne des niveaux irrationnels, la bulle doit attirer toujours plus d’investisseurs.

➡️ Pour cela les biais cognitifs jouent un rôle essentiels. Citons en quelques-uns en exemple.

Le biais de conformisme

Le conformisme est un comportement qui a été analysé avec une approche scientifique dans les années 50, notamment par le psychologue Solomon Asch.

Dans une de ses expériences devenue célèbre, Asch montre que – même sur des questions très simples comme comparer la longueur de plusieurs traits – si les gens autour de vous donnent une mauvaise réponse, vous allez également avoir tendance à donner cette même mauvaise réponse.

On comprend donc que pour des questions plus complexes comme le sont celles liées à la bourse, il est naturel de se conformer à l’avis de la majorité. Si tout le monde dit que l’avenir boursier est radieux, c’est bien que cela doit être vrai !

Jalousie et cupidité

La jalousie ainsi la cupidité naturelle des êtres humains sont un moteur psychologique qui participe à la croissance des bulles. Les psychologues nous disent d’ailleurs que ce sont des émotions extrêmement puissantes.

Or, lorsque votre voisin vous raconte qu’il est devenu millionnaire en 6 mois grâce à ses placements financiers la frustration que vous ressentez entre facilement à son paroxysme : « pourquoi pas moi », « ça n’a pas l’air si compliqué »… vous allez investir sans analyse préalable, simplement sous le coup de l’émotion. 

➡️ Ces comportements moutonniers entrainent une valorisation des actifs financiers au-delà de leur valeur intrinsèque, justement parce qu’ils reposent sur des mécanismes émotionnels et non rationnels.

Les boucles de rétroactions entrent en jeu

Les phénomènes psychologiques ne sont pas les seuls à alimenter les bulles financières.

Les marchés financiers recèlent en leur fonctionnement des mécanismes qui peuvent créer des boucles de rétroactions positives, c’est-à-dire des effets d’auto-entrainement. Citons quelques exemples.

La boucle de l’effet de levier

L’effet de levier consiste à emprunter pour investir davantage que sa mise initiale. Beaucoup de courtiers en bourse vous permettent d’obtenir facilement un effet de levier, soit en vous donnant accès au SRD, soit en mettant à votre disposition des produits dérivés.

Par exemple, si vous avez 1000 € de liquidités, votre courtier peut vous permettre d’acheter des actions à hauteur de 2000 € (il double la mise).

Supposons alors que le prix de vos actions double, vos actions valent 4000 €, moins les 1000 € que votre courtier vous a prêté, cela fait 3000 €.

Votre courtier vous permet toujours de doubler la mise. Cette fois-ci, vous pouvez donc acheter 6000 € d’actions et ainsi de suite.

➡️ Tant que la bulle continue à gonfler, votre capacité d'emprunt augmente, ce qui vous permet de l’alimenter encore davantage !

Le rôle des médias

Les médias sont souvent un catalyseur important des bulles financières. Les records de la bourse font toujours l’actualité de la presse. Or, la machine médiatique permet :

  • de relayer le récit fondateur ; 
  • et de lui donner une valeur d’autorité : si on entend à la télévision que les marchés sont prometteurs, c’est forcément que ça doit être vrai… 

➡️ Cela permet de faire rentrer de nouveaux investisseurs sur les marchés et donc d’alimenter les cours à la hausse, puis de dépasser de nouveaux records qui feront, à leur tour, la une de la presse… et ainsi de suite !

Peut-on prévoir l’éclatement d’une bulle spéculative ?

Bien qu’il soit possible d’identifier des situations de bulles spéculatives à partir des éléments caractéristiques précédents, il est extrêmement difficile – voire impossible – de prévoir le moment où elle va éclater ; justement parce qu’elle repose sur des comportements irrationnels qui sont, par définition, imprévisibles. 

Robert Shiller a construit un indicateur basé sur le ratio entre le prix de marché et un proxy de la valeur fondamentale des actifs (le price-earning ratio de Shiller). Cet indicateur est certainement d’une grande aide pour identifier des bulles mais il est incapable d’en prévoir l’éclatement.

Néanmoins, ce que l’on sait, c’est qu’une bulle se dégonfle le plus souvent parce que la demande s’essouffle. Autrement dit, il n’y a plus de nouveaux investisseurs pour alimenter les prix à la hausse.

Pour avoir une indication sur l’éclatement d’une bulle, il faut donc chercher à identifier la dernière vague d’investisseur. Or, en général, le dernier à acheter – le dindon de la farce – c’est Monsieur tout le monde. Après lui il n’y a plus personne. Donc :  

  • si votre boucher, votre coiffeur ou votre chauffeur de taxi vous dit qu’il a acheté tel ou tel actif, soyez méfiant ;
  • si on parle de la hausse inarrêtable des marchés financiers au 13h de TF1, soyez également méfiant ;

➡️ Cela peut vouloir dire que nous sommes arrivés au bout du processus.